“Là où l’ombre d’un grand arbre s’étend, le sol garde à jamais sa mémoire.”
L’histoire du Baol est jalonnée de figures d’exception, des hommes dont le destin a mêlé honneur, sagesse et combat, naviguant entre tradition et modernité, entre autorité et spiritualité. Ely Manel Fall fut de ceux-là. Il fut un chef, un érudit, un bâtisseur, mais aussi un homme profondément attaché aux valeurs ancestrales et aux enseignements des grands maîtres spirituels de son temps.
Né en 1889 à N’Diandé, dans le canton de Thieppe, Ely Manel Fall était le fils de Manel Fall, chef du M’Bayaar Thiadar, lui-même allié de l’administration française dans le cadre de la pacification du Baol. Son ascendance lui conférait un héritage prestigieux : il était le petit-fils du Damel-Teigne Meïssa Tindé, qui gouvernait au temps du gouverneur Faidherbe aux alentours de 1850. Par sa mère, N’Goné Diagope, il était aussi l’héritier de Penda Thioro, femme influente qui dirigeait les territoires de N’Goye et du M’Bayaar et dont l’autorité rivalisait avec celle du Teigne du Baol.
Un destin forgé par l’histoire et la foi
Si sa formation académique fut brillante – il sortit premier de sa promotion de l’École Normale de Saint-Louis, puis devint instituteur à Dakar avant de revenir enseigner à Diourbel – c’est son éducation spirituelle qui le marqua profondément.
Ely Manel Fall grandit dans un environnement où la foi était un pilier fondamental. Son père, Manel Fall, était un disciple et un fervent admirateur de Cheikh Ahmadou Bamba Mbacké, le fondateur du mouridisme. Il voyait en lui un guide spirituel inégalé, un homme de Dieu dont la parole dépassait le tumulte du temps. Ely Manel, éduqué dans ce respect profond, vénérait lui aussi le Marabout, qu’il considérait non seulement comme un savant, mais comme l’incarnation même de la sagesse et de la résistance morale face à l’oppression.
Cette admiration et ce lien spirituel prirent une tournure décisive en 1902. Cette année-là, Cheikh Ahmadou Bamba fut placé en résidence surveillée à Diourbel par l’administration coloniale, qui cherchait à endiguer son influence grandissante. Ely Manel Fall, alors jeune érudit et fils de chef, eut l’occasion unique d’échanger avec lui.
Une relation privilégiée avec Cheikh Ahmadou Bamba
Durant ces années de résidence surveillée, Ely Manel Fall fut l’un des rares à pouvoir approcher et s’entretenir avec Serigne Touba. Il assista de près à la dignité et à la résilience du Marabout face aux humiliations coloniales. Plus qu’un simple témoin, il fut un soutien discret et respectueux, s’imprégnant des enseignements du Cheikh et nourrissant ainsi sa propre vision du leadership.
Ely Manel, malgré sa proximité avec l’administration coloniale, ne trahit jamais l’héritage spirituel de son père. Il comprenait la nécessité d’une réforme et d’une modernisation, mais il savait aussi que l’identité et les valeurs de son peuple ne pouvaient être effacées par la simple imposition d’un pouvoir étranger. Son engagement au sein du Conseil colonial, où il s’illustra comme un résistant politique non révolutionnaire, s’inscrivait dans cette double fidélité : moderniser sans aliéner, s’adapter sans renier.
Un chef au service de son peuple
Son ascension fut rapide. En 1912, il fut nommé chef du canton du M’Bayaar Thiadar, un territoire qu’il transforma en un modèle de prospérité. Il n’était pas seulement un administrateur compétent, mais un visionnaire qui savait que le progrès devait bénéficier à tous. Son action s’étendit au-delà du Baol :
• Président de la Société de Prévoyance de son Cercle, puis vice-président après la réorganisation de 1925.
• Président du premier degré en matière civile, après l’adoption en A.O.F. du décret de mars 1924.
• Conseiller colonial et membre du Conseil du Gouvernement Général de 1921 à 1925.
Son engagement politique, loin de n’être qu’une formalité, était une tribune pour défendre les intérêts des siens. Il se battit pour la préservation des institutions précoloniales, s’opposant aux décisions administratives qui fragilisaient l’organisation sociale traditionnelle. Il œuvra pour le développement des infrastructures rurales, comprenant que sans routes, sans écoles, sans systèmes d’irrigation, aucune communauté ne pouvait prospérer.
Sa participation aux grandes expositions coloniales de Paris (1921) et de Marseille (1922) lui permit de mieux appréhender les rouages du pouvoir français, mais aussi de mettre en lumière les injustices et les incohérences du système colonial.
Son mérite fut reconnu à travers plusieurs distinctions :
• Chevalier de la Légion d’Honneur en 1921, puis officier en 1933.
• Chevalier de l’Ordre Royal de l’Étoile d’Anjouan en 1934.
• Chevalier du Mérite Agricole en 1935.
• Membre de la Commission Consultative du Crédit Agricole de l’A.O.F. depuis 1931.
Un héritage intemporel
Malgré les honneurs et la reconnaissance officielle, Ely Manel Fall resta un homme de valeurs, fidèle à son peuple et à son éducation spirituelle. Il ne renia jamais l’héritage de son père ni l’influence du Cheikh Ahmadou Bamba sur sa pensée.
Son combat ne fut ni une révolte armée, ni une soumission aveugle, mais une résistance intelligente et réformiste, visant à préserver l’essence de la culture sénégalaise tout en négociant avec le pouvoir colonial.
Aujourd’hui encore, son nom résonne dans l’histoire du Baol. À Diourbel, une rue porte son nom, mais c’est dans la mémoire collective qu’il demeure vivant. Son œuvre et ses choix continuent d’inspirer ceux qui, à leur tour, cherchent à conjuguer tradition et modernité, foi et engagement, autorité et humanité.
Car, comme l’enseigne la sagesse des anciens : “Là où l’ombre d’un grand arbre s’étend, le sol garde à jamais sa mémoire.”